Neige Sinno – Triste tigre

PRIX FEMINA 2023

C’est par l’analyse des faits, l’argumentaire servi par chacun et leur décorticage que Neige Sinno propose avec Triste tigre, de revenir sur les abus sexuels qu’elle a subi durant son enfance.
Son postulat de départ est de s’interroger sur la figure du monstre et du mal, et non sur celle de la victime, au prisme de son expérience et d’autres récits et analyses littéraires.

Ainsi, Neige Sinno reprend Lolita de Nabokov, Virginie Wolf, Tony Morisson, Christine Angout et d’autres pour proposer une étude littéraire sur les crimes de viols répétés sur enfant, que l’on appelle rapidement inceste.

Neige Sinno affirme qu’il n’y a aucune résilience, qu’écrire ne soulage pas, car, chaque matin,  » le paquet » est là. L’écriture est juste possible car la personne est sortie de la sidération dans laquelle la entretenue le criminel. Cet étonnement extrême, il nous faut, nous lecteurs, nous citoyens, en accepter l’état pour réveiller notre attention vigilante.

Le monstre, le mal

Car, ce livre interpelle les lecteurs. Neige Sinno refuse leur compassion, et même leur empathie, comme elle refusait à son beau-père l’attention amoureuse qu’il réclamait. Elle demande de participer à sa recherche des contours du mal qui poussent à dominer l’enfant jusqu’à le détruire.

Parce que, comme pour Christine Angot, décrire, avec des mots, le statut de victime c’est encore répondre à l’injonction du violeur.

Alors, Neige Sinno part à la recherche de ce qui constitue l’acte de « détruire l’innocence ». À partir du procès, des justifications qu’il faut donner, l’écrivaine démonte le « possible plaisir ressenti », la notion de consentement et la soi-disant bonne santé de la victime d’une vingtaine d’années qui se présente devant le jury.

Triste tigre est un témoignage et un essai à la fois ce qui fait sa spécificité dans la littérature. Neige Sinno applique la distance de l’essayiste à la hargne de la femme traumatisée. Au déni de l’emprise dû aux abus sexuels du violeur, elle oppose la froideur de l’analyse et de la recherche et décortique sociologiquement et socialement le statut du responsable de la perte de l’enfance.

Damaged for life !

C’est l’expression du retentissement du traumatisme sur la vie entière de la personne, sa perception de son corps entre attraction/ répulsion, mais surtout la question de toute sa vie : Pourquoi lui et pourquoi moi ? Et en quelques lignes, Neige Sinno ose poser le constat suivant : Un violeur viole parce que la société l’y autorise !

À considérer les abus sexuels sur mineurs comme faisant partie de la sphère privée, la société permet la venue et l’acceptation que de tel comportement se produise. Notre responsabilité est là, lorsqu’à chaque fois, la parole de l’enfant n’est pas entendue.

Neige Sinno ne sait précisément quand les viols ont commencé : 5, 6, 7 ans ? Et sa mère de lui dire qu’elle se souvenait de l’âge de l’épisode de l’épingle à nourrice. Étonnement de Neige adulte ! Oui, lui répond sa mère, l’enfant Neige se mettait une épingle à nourrice dans le vagin à une certaine période. De cet âge, dataient les viols !

Car, encore faut-il, comme l’écrit Neige Sinno avoir « des idées pour concevoir des choses, il faut des mots pour les dire, un contexte de réception « . La mère, elle-même soumise à l’emprise, était dans un tel état de sidération qu’elle n’a pu, elle, entendre les appels au secours de la fillette et la protéger à ce moment-là.

Une parole à entendre

Mais au-delà des théories, des mots assemblés autour de concepts, Neige Sinno crie, calmement et à bas bruit, tout au long de ce livre que ses abus sexuels torturent chaque jour, presque chaque minute. Même si vivant au Mexique, loin des lieux des sévices, son cerveau ne cesse de repenser, s’interroger et se distordre pour essayer de trouver la réponse du pourquoi moi et pourquoi lui, inlassablement et inévitablement.

« La littérature ne m’a pas sauvée. Je ne suis pas sauvée.  » est la phrase que Neige Sinno confie dans ce livre Triste tigre pour qu’enfin, la société ne considère plus les abus sexuels sur mineurs ou personnes fragilisées comme des agressions du privé mais comme des crimes répétés pour détruire et affirmer la domination et l’emprise sur personnes fragiles. Un livre qui peut faire évoluer la société !

Puis quelques extraits

L’innocence, c’est ça qu’il y a à voir, la plus pure innocence. Et ce qui attire, c’est peut-être simplement la possibilité de la détruire.

Tout comme l’inverse, quand on se sait protégée, quand on sait qu’on ne vous abandonnera pas, on n’est pas si facilement une proie.

Tout ce qui a trait au viol se passe dans une dimension à part, une dimension bizarre, qui est physiquement la même que celle qui se déroule le reste de la vie, qui s’y superpose comme un double d’une insupportable clarté.

Il m’a appris qu’on pouvait m’aimer infiniment sans rien me demander en retour.

On met sur mon corps maigre un petit corset comme celui de Frida Kaho qui va fonctionner comme un tuteur, pour m’aider à pousser droit malgré la colonne qui semble plutôt mal partie, personnes de deviner pourquoi, qui pousse tordue comme sous le poids d’une énorme charge.

On n’écrit pas avec ses névroses, comme le dit Deleuze. La névrose et la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lequel on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. La maladie n’est pas un processus, mais arrêt du processus.

Et encore,

Si c’est un proche qui raconte l’histoire qu’il l’a affecté mais dont il n’a pas été la première victime, ça permet de parler du phénomène de société sans entrer dans le pathos insupportable de la souffrance directe.
Dorothée Du
ssy

Il s’agit pour les agresseurs de se préserver, à travers la violence, de quelque chose de plus grave pour eux.

Son plaisir était de me donner du plaisir contre mon gré. En me donnant ce plaisir il me rendait complice de mon viol.(…) Sauf que moi, puisque je le vivais, je savais bien que l’orgasme ce n’est pas nécessairement du plaisir.

L’inceste est un déni de filiation, qui passe par l’asservissement de l’enfant à la satisfaction sexuelle du père. Ou d’un personnage puissant de la famille. Savoir qu’il est asservi, humilié, déclassé, que sa vie est foutue, et son avenir en danger, quel plaisir un enfant peut éprouver à ça.
Christine Angot lors d’une interview.

Et encore, encore,

Comme on l’a dit, le viol est davantage une question de pouvoir que de sexe.

Les conséquences du viol vont donc bien au-delà du domaine circonscrit de la sexualité, elle affecte depuis la faculté de respirer jusqu’à celle de s’adresser aux autres, de manger, de se laver, de regarder des images, de dessiner, de parler ou de se taire, de percevoir sa propre existence comme une réalité, de se souvenir, d’apprendre, de penser, d’habiter son corps et sa vie, de se sentir capable de simplement être.

Tigre, tigre, brûlant brillant,
Dans les forêts des nuits
(…)
Celui qui créa l’agneau t’a-t-il fait aussi ?
William Blake

Incipit
Un extrait
Puis le dernier

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Neige Sinno – Triste tigre

Éditeur : P. O. L

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Parution : 17 août 2023

Lecture : Septembre 2023

Littérature générale

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Chroniques littéraires

21 commentaires

  1. si le livre est si difficile à lire, c’est parce qu’on comprend très rapidement que le mal qui lui a été fait ne disparait pas , ne s’atténue pas avec le temps. La lecture de ce récit ( essai ?) est très perturbante. Elle est aussi tout à fait nécessaire.

    • Oui, je pense que c’est le livre de cette rentrée littéraire. Neige Sinno dont on n’avait jamais entendu parler avant nous propose un récit sidérant, mais, je suis tout à fait d’accord, indispensable !

  2. […] Les critiques Babelio Lecteurs.com Transfuge (Oriane Jeancourt Galignani) Diacritik (Jordi Bonells) Philosophie magazine (Martin Legros) Revue Études (Alexis Jenni) Paris Match (Marie-Laure Delorme) Madame Figaro (Colombe Schneck) France Culture (Les midis de culture) Diacritik (Johan Faerber) France Inter (L’invité de 7h 50) France 24 RTS (Salomé Kiner) M.XXI Page Wikipédia du roman Lokko.fr (Hélène Bertrand-Féline) C à vous Le Devoir (Christian Desmeules) Blog Tours et culture Blog Mademoiselle lit Blog Vagabondage autour de soi […]

  3. C’est un sujet trop difficile pour moi. Je ne doute pas de la qualité de ce livre, mais c’est trop déprimant. Bonne journée

    • Je comprends. Néanmoins, il faut parler de ces crimes qui parlent de la possession de l’innocence de l’enfance pour que la société arrête de nier leur récurrence. Moi de savoir qu’il y a une personne sur dix qui a subi ce genre de sévices, ça me revolte ! C’est un fait de société dont il faut se saisir pour l’endiguer !

    • C’est un écrit qui devrait faire avancer la société sur cette question encore trop oubliée, les violences sexuelles dans l’intimité d’une famille ! Bonne journée 😉

  4. Un livre que je ne pourrais pas lire car de ces actes on ne se remet jamais vraiment la vie est bouleversée et l’acceptation de ce fait est long et douloureux. bisous bonne semaine

    • Je comprends ! Neige Sinno souhaite répondre à cette question pour elle obsédante pourquoi lui et pourquoi moi!
      Sujet difficile !
      Bonne journée

    • Pour moi, aussi…J’avais vu la chronique de La culture dans tous les états en juillet et je l’avais noté. Seulement, c’est pas un livre qui fait rêver.
      Je reculais…Et puis, comme je reste attacher aux droits de l’enfant, je ne pouvais passer à côté.

    • Oui, bouleversant ! Des images resteront à jamais dans ma tête ! Mais, son étude qui deborde largement l’autobiographie étudie tous les freins et les interrogations sur le sujet. Un indispensable !

    • Là, oui, sans aucun doute 🙂! Un écrit nécessaire, me semble-t-il qui, je l’espère fera avancer les choses.
      Dans une classe de 30, à peu près 3 enfants subissent des abus sexuels !
      Il est temps de ne plus fermer les yeux !

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