Premier roman comme un constat factuel, sec et sans affect, Claire Baglin propose En salle, un récit court où elle met en perspective la vie d’ouvrier de son père et son statut d’employé précaire d’un fast-food bien connu.
Brins d’histoire
Le premier récit est celui d’un ouvrier, Jérôme, et de sa famille avec sa femme Sylvie, son fils Nico, sa fille, la narratrice, jamais nommée. Se présente au fil des souvenirs l’enfance, le camping des vacances, les voyages en voiture, les bagarres violentes avec son frère, etc. Depuis plus de vingt ans, Jérôme est opérateur de maintenance et fait les 3/8. Les enfants ne savent jamais quand il va rentrer. Du coup, c’est la fête à chaque fois.
Avant de rentrer, pour reprendre la routine, sur la route du retour des vacances, les enfants supplient le père de s’arrêter dans ce restaurant si éclairé, si attirant, si pimpant. Pour toute une génération, ce fut le rêve devenu accessible même s’il faut compter avant de commander.
Seulement de cette vie sans aspérité, qui tourne toute seule, sans rien en attendre, l’entassement, “c’est héréditaire”, ne cesse de répéter Jérôme, affleure comme une bosse à l’arrière du bossu.
C’est de là que le travail dit faire mal. Jérôme répare ses trouvailles mais jamais complétement, il faut tant compter ! Alors, il amasse avec le “ça peut toujours servir” comme le seul moment de possession, de liberté et de rêve d’un possible attendu mais jamais atteint.
Avec la métaphore de celui qui ne lâche rien, Claire Baglin insiste sur cette constante ouvrière qui est de se taire, de faire comme on le demande, sans jamais rien dire, muet (muette) sur son malaise, sur ce qui nie la personne dans ce travail déshumanisé.
Car, en décrivant le quotidien de l’équipière idéale, sans respect d’aucune règle du monde du travail, Claire Baglin suggère qu’on est revenu au temps où la précarité remplace la fierté de l’ouvrier pour l’objet produit.
Ce n’est plus d’ouvriers dont on parle
Dans le monde de Donald, Déliveroo, Uber, Amazon et tant d’autres, la force de travail est niée par la fiche évaluative remplie par le manager et maintenant, le plus souvent aussi, par le client.
Pas de sourire lors de ma commande, évaluation négative ! Attente de cinq minutes ma demande, évaluation négative. Pas satisfait du résultat de ma réclamation, évaluation négative. Règne de l’arbitraire pour mieux aliéner, contraindre, user, pomper et après jeter.
Alors, barbouillée par tout ce gras, de cette odeur de friture, de ce trop de lumière, de ce bruit inondant les oreilles, de cette précarité qui ne sait quand on finit, sur quels postes on travaille lorsqu’on prend son service…seule solution, poser le livre, respirer !
Mais, comment oublier les bouts des doigts qui s’émiettent après cinq heures de chiffon humidifié par le désinfectant, l’obligation de faire pour ne pas rester immobile, les ordres répétés de Chouchou, le nouveau manager-garde chiourme ? Alors, comme une addiction, on finit le roman dans un souffle !
La fin avec l’arrivée de Paul amène une autre ouverture pour montrer qu’on s’échappe de ce monde auquel on appartient ! Mais, peut-être portait-elle dès son enfance, le regard décalé qui sert en littérature…
Pour conclure,
Impossible de lâcher En salle de Claire Baglin ! Premier roman qui devrait tranquillement faire sa place dans le monde littéraire. En tout cas, l’émotion et la réflexion sont au rendez-vous. A découvrir, vraiment !
Puis quelques extraits
Ce n’est pas un bruit de roues de voitures, il s’agit plutôt d’un son continu, comme si tous les camions du monde se relayaient pour gérer une harmonie, un parfait bruit blanc.
Quand il n’est pas la maison, on sait qu’il est au travail et, quand il rentre, on sait qu’il repartira sans savoir quand. Maman le répète mais si, il est de matin, d’après-midi, il est de nuit mais ça ne veut rien dire.
La bouche de mon père est crispée, il n’y a plus d’histoires drôles à raconter, il a tout dit.
Chouchou a peur que je m’ennuie alors elle me propose des activités, faire un tour de balayette, changer les poubelles comptoir, elle veut savoir si ça ne me dérange pas de nettoyer les toilettes.
Chouchou dit, tu me feras le tour de, j’ai envoyé machine sur les tables, tu me fais les toilettes, tu me fais des tables, tu me fais les boiseries avec un petit chiffon. Nous travaillons dans le salon de Chouchou.
L’activité en salle est nulle mais il faut être en mouvement, trouver quelque chose, récurer les pieds de la machine à boissons avec une brosse à dents, nettoyer les écrans de cuisine, préparer des salades mais Chouchou y est déjà avec un tablier.
Le plafond devient le sol et le bordel un détail mural, un curieux plafonnier. Le sol est blanc , une ampoule trône au milieu de la pièce mais tout a disparu , les pièces sont plus grandes, je peux courir et faire le tour.
A mesure que j’ai grandi, les pièces de la maison de mes grands-parents ont disparu. Les objets sont venus former un monticule et ont recouvert les murs. (…) Ici mon père ne répare rien. il sait que tout est pourri, dans la voiture il dit à maman c’est héréditaire c’est pas possible et maman dit ta gueule Jérôme, si tu continues j’ouvre la portière et je saute.
Ici personne ne cuisine, nous sommes occupés à garantir une température élevée, un aspect correct, conforme à ce que les clients ont pu goûter dans un autre restaurant de la chaîne. Nous manipulons l’équipement de production et nos gestes sur les mêmes que ceux des équipiers il y a 20 ans.
Ici en bref


Du côté des critiques
Le Monde –
Du côté des blogs
Alex-Mots-à-Mots – Mes p’tits lus – Le Bateau Livre –
Questions pratiques
Claire Baglin – En salle
Éditeur : Les Éditions de Minuit
Twitter : @ Instagram : @leseditionsdeminuit
Parution : 1 septembre 2022
EAN : 9782707347985
Lecture : Octobre 2022
[…] avis (nettement plus enthousiaste) : Matatoune (vagabondageautourdesoi) J’aimerai bien savoir ce que diront mes […]
Contre toute attente, j’ai aimé ce texte également.
Oui, je crois qu’il peut en séduire beaucoup !
ton appréciation me fais envie de le lire je verrais donc. bisous
c’est un roman qui me semble intéressant, en effet, de découvrir . Bonne fin de journée
Parmi mes fils et leurs épouses 3 ont fait un burn-out, et pas dans ces boites-là. Le manque de considération est partout. Bonne journée
Non, tu as raison. Le travail fait mal en ce moment où les droits des salariés sont de plus en plus réduits et les objectifs de rendement de plus en plus durs. Mais, quand cela va s’arrêter ? En tout cas, bonne soirée !
Je suis très sensible à ce sujet de la souffrance au travail, de la précarité. Un sujet dont les médias ne parlent pas ou très peu…
Évidemment, à la lecture de En salle, on pense à l’excellent “A la ligne” de Joseph Ponthus même si la forme est différente. Je souhaite qu’il reçoive l’accueil qu’il mérite !
On m’a souvent parlé de Joseph Pontus, il faudrait vraiment que je le lise.
Ah, oui, puisque laboucheaoreilles aime la poésie 🙂
Ta présentation fait vraiment envie je le note. Malheureusement le travail est déshumanisé dans beaucoup de secteurs, le profit avant tout. Bonne journée
C’est un récit que je recommande, vraiment ! Bonne soirée