RENTREE LITTERAIRE 2023

Mathias Enard écrivait une biographie romancée sur un mathématicien fictif lorsque la guerre en Ukraine éclate. Déserter naît de cette situation, un choc qui vient conclure un siècle, le précédent, fait d’utopies ratées, de rêves fous toujours présents mais complètement détachés de la réalité maintenant vécue.
Brins d’histoire
Maïa Scharnhorst est une femme politique de l’Allemagne de l’Ouest, toujours soupçonnée d’intelligence avec l’ennemi, celui de la RDA. Elle est morte en 2005 à 87 ans. Paul Heudeber est celui qui l’a tant aimée, même de l’autre côté du mur, à Berlin. Mathématicien renommé, il est communiste fervent et encarté depuis 1967 et antifasciste notoire. L’année 2021 avec son confinement et sa guerre proche pousse leur fille à raconter.
Irène a gardé le goût de l’histoire notamment lorsque son père racontait l’exposition universelle. Et, comme il était ce mathématicien apprécié, elle est devenue spécialiste de l’histoire des mathématiques. À partir de lettres, de poèmes, de films, elle retrace la vie de ce père énigmatique qui, communiste convaincu, a fui ses croyances politiques devant les réalités. Mais surtout, Paul est l’archétype de l’homme du XXeme siècle. Il a traversé Buchenwald qu’il s’interdisait de nommer ainsi, avant il y eut le camp de Gurs rassemblant entre autres “les indésirables ” fuyant les nazis.
Alors, naturellement, elle raconte l’hommage pour son père auquel sa mère a assisté. Lors de la conférence croisière organisée en 2001, les intervenants ont célébré l’institut de mathématiques qu’il avait créé en 1961. Seulement, nous sommes en septembre…
Maîtrise romanesque
Le roman de Mathias Enard évolue parallèlement avec deux histoires : le soldat déserteur avec cette femme aux cheveux ras, et cette fille Irène qui part à la redécouverte de ses deux parents.
À aucun moment, les deux histoires ne se rencontrent. Leur point commun est la fuite. Celle du groupe de référence pour tenter d’oublier les morts, leurs regards interrogateurs qui reviennent, tant, la nuit. Mais aussi, la fuite de nos espoirs, idéaux qui ont enchanté notre présent, dont la croyance s’est effacée au fur et à mesure que des charniers se sont dévoilés mais aussi devant l’amour devenu mirage.
Jusqu’à la destruction du Mur, l’idéal socialisme de Paul, comme Mathias Enard le démontre, pouvait faire écran à la réalité. À partir des guerres de Yougoslavie, puis du fameux 11 septembre, la foi d’un monde diffèrent s’est effritée et les illusions se sont envolées, ne laissant que l’imaginaire pansait les esprits. Cette désertion décrite par Mathias Enard est à l’image du soldat déserteur, un lieu de solitude intense où le membre influent devient paria et où il ne reste que l’imaginaire pour se raccrocher à nos rêves et suivre notre humanité.
Le récit de ce soldat, tentant d’échapper aux cauchemars des exactions qu’il a organisés, retrouve grâce aux lieux de l’enfance sa propre compassion.
En conclusion
Mathias Enard écrit avec limpidité même si ses histoires révèlent des degrés de compréhension imbriqués. Mélangeant la langue de la narration à celle du tutoiement puis celle de la mémoire, Déserter étonne par la justesse de son propos, l’érudition dont il s’entoure et la poésie humaniste qu’il transmet.
Difficile de ne pas le découvrir !
Puis quelques extraits

Je reconnais que c’est une contradiction, mais les contradictions, lorsqu’elles ne sont pas de mauvaise foi, sont les parties visibles de grands théorèmes qu’on n’a pas encore formulés.
(…) le monde avait changé, des vies avaient été perdues , comme tous les jours, mais surtout une partie de notre foi s’était effondrée avec les tours- notre foi en une sorte de paix, de réparation, s’effritait; déjà au cours de la décennie précédente les guerres de Yougoslavie avaient teinté de rouge la joie de la chute du Mur; (…)
(…) il convenait de se réfugier dans les mondes des étoiles et des mathématiques – les astres, l’amour, les corps, les anneaux, les idéaux, tout ce fatras si profondément humain qu’il ne peut s’effondrer, car il reste en nous, dans le monde imaginal.
(…) parfois le sommeil vient par surprise comme la balle d’un tireur embusqué.
Il réussit à fermer les yeux sans qu’apparaissent des visages torturés aux bouches sanglantes et aux yeux cernés (…).
Tusi a assisté à la destruction de Bagdad depuis le camp des destructeurs, le camp de ceux qui ont empilé les têtes pour en construire d’immenses pyramides, qui ont tué jusqu’aux chiens, jusqu’aux oiseaux, il fallait que rien ni personne ne survive ; il fallait que s’installe le silence parfait de la victoire.
Et encore,
(…) et c’est doux de se plonger dans le monde des nombres quand autour de moi, c’est l’enfermement et une forme de longue douleur d’absence.
Plus la guerre s’éloigne, plus il se demande pourquoi il la fuit.
Tu t’es enveloppé sans réfléchir dans le linceul de la paix,
ta jeunesse t’effraie, elle n’est plus une force,
chaque jour qui t’éloigne de la violence te rend plus fragile,
te dénudé,
ta vie commence dans la guerre mais ne s’y achève pas.
Paul avait été d’ailleurs outré d’apprendre, bien plus tard, que les Soviétiques avaient, après la libération de Buchenwald, continuaient à utiliser le camp pour y interner des prisonniers, et ce jusqu’en 1950.
J’ai parfois l’impression que tout cela est lié, obscurément, que nous sommes tous reliés les uns aux autres comme une suite de nombres, sans que nous ne comprenions très bien comment.
Ici en bref




Du côté des critiques
Du côté des blogs
Questions pratiques

Mathias Enard – Déserter
Éditeur : Actes Sud
Twitter : @ActesSud Instagram : @actessud
Parution : 16 août 2023
EAN : 9782330181611
Lecture : Septembre 2023
Je n’ai jamais rien lu de lui et ne suis pas trop tentée si comme tu l’écris “à aucun moment les deux histoires ne se rencontrent”. Bonne journée et bisous
Je suis Mathias Enard depuis son roman Boussole et depuis peu, j’aime le retrouver sur France culture dans son émission L’entretien littéraire le samedi . Je suis très admirative de son érudition et de sa simplicité. Déserter se lit très facilement et même si les deux histoires ne se rejoingnent pas, elles sont complémentaires dans le sens global du roman.
Bonne journée 😉
Son précédent roman Le Banquet annuel de la confrérie des fossoyeur, ne me tentait pas. Celui-ci un peu plus.
Moi, j’aime bien Mathias Enard depuis Boussole. De plus, j’aimais bien ses entretiens littéraires sur france culture. Mais, il ne faut jamais se forcer en lecture …
La thématique de ce roman m’intéresse beaucoup, je le note. Bonne journée
Mathias Enard est un érudit qui sait nous embarquer dans son univers particulier. Ces personnages m’ont touchée et j’ai aimé sa manière de balayer le siècle dernier à travers ces deux espaces !
Bonne continuation 😉
je n’ai pas réussi à lire “boussole”, à cause de son écriture. A voir celui-ci donc
Merci, je note.
Intéressant! J’ai apprécié ce que j’ai lu de Mathias Énard jusqu’à présent. Pourquoi pas celui-ci…