Marie Richeux propose avec son roman Sages Femmes une pléiade de portraits de femmes en touches successives qui sont reliés entre elles, comme les fils d’un tissu, à travers leurs expériences et leur passé.
La narratrice Marie commence son récit au carrefour d’un chemin de Lozère où, sous une statue de la Vierge est écrit « Et à l’heure de notre ultime naissance ». Parallèlement, sa petite fille, Suzanne, de trois ans, passe son temps à chercher quelque chose en posant la question “Elle est où, sa maman?” C’est le point de départ de l’enquête qu’elle souhaite mener sur les femmes de sa famille.
La narratrice se met à fréquenter les archives pour retrouver des traces de sa filiation qu’elle découvre sur plusieurs générations être fille mère mais aussi dont le métier est tisseuse, comme un lien encore avec leur conditions. A partir de ces réflexions, la narratrice se laisse volontairement envahir par toute sorte de sujets qu’elle nous partage et s’interroge sur la transmission, le regard sur ces femmes, sur la broderie et le tissage et aussi sur le droit au secret.
Ainsi, en visitant son exposition du Centre Pompidou, la narratrice nous livre un échange imaginaire avec Sheila Hicks, artiste américaine, qui combine laines et tissages comme métaphore de la vie. Puis, ce sont des contre-pointes brodées retrouvées à l’hôtel Dieu de Reims qu’elle nous permet de découvrir. L’artiste contemporaine Ouassila Arras raconte son travail de dé-tissage des fils de tapis et leur réorganisation.
Difficile de résumer ce roman en quelques lignes, tant il entraîne vers des voix diverses, toutes aussi intéressantes les unes que les autres. Évidemment, la narratrice fait aussi un parallèle avec l’écriture et sa recherche d’écrivaine.
Pour conclure,
Marie Richeux maîtrise parfaitement son style sachant distiller au fil de son histoire un poème de Prévert, étonnant, sur la honte d’une famille à la venue de l’enfant sans père mais aussi la chanson “A la claire fontaine” dont on comprend, enfin, le sens.
A partir de deux axes d’une enquête généalogique sur la filiation de fille-mère et le métier de brodeuse-tisseuse réservée à ces femmes, Marie Richeux propose un roman émouvant et sensible dont le sujet principal est la précarité féminine.
Comme une déambulation dans l’histoire des femmes célibataires à travers leur passé, la réflexion d’artistes contemporaines et les recherches d’historiennes, Marie Richeux nous entraîne dans son sillage, complexe et foisonnant. Pas sûr que tout le monde veuille la suivre ! Qu’importe ! Elle m’a séduite et même conquise par ce roman qui célèbre la liberté des femmes.
Puis quelques extraits
Le souvenir de cette nuit ne revenait jamais seul. Il en épousait un autre. L’automne qui avait précédé, des jeunes hommes de mon âge tuaient cruellement plusieurs dizaines de personnes dans une salle de concert à quelques centaines de mètres de celle où j’écoutais une autre musique, ils tuaient aussi d’autres personnes à des terrasses de cafés, d’autres encore aux alentours d’un stade. Les nouvelles tombaient sur nos petits écrans tremblants. La traversée de Paris quelques heures plus tard, le visage hagard des passants, ce silence terrible, je les rapprochais inlassablement du silence survenu après l’orage cet été-la.
“Elle est où, sa maman ? ” avait demandé Suzanne partout, tout le temps, à tout propos, tout l’été, et puis elle avait cessé de le faire, d’un seul coup, comme si les mots avaient disparu de son crâne.
Au détour d’une conversation, ma mère avait évoqué une ignée de filles-mères, des femmes qui donnaient naissance, hors mariage, à des donnaient des enfants qualifiés d’illégitimes, de bâtards, de honteux, ou de fautifs. Je vis apparaître ce terme pour la première fois un jour de très grand soleil. Je le vis comme une sculpture dans les airs, un assemblage solide que j’allais décomposer des années durant. Ma grand-mère Madeleine était une fille-mère, Ernestine, sa mère, était une fille-mère, Marie-Julie, la mère de celle-ci, était une fille-mère. Le tout remontait, comme ça, jusqu’au milieu du XIX° siècle.
Et encore,
Au fond, c’est exactement ce quelle disait de l’existence et des tissus dans lesquels nous la déposons. “J ‘ai pris les choses à l’envers. J’ai commencé par la mort avec l’œuvre Pockets. Ce sont des petites poches en tissu clair que l’on te donnait à l’hôpital Hadassah de Jérusalem dans les années quatre-vingt quand tu arrives. Et on dépose les choses précieuses dedans. Si vous êtes pas mort, ils le redonnent en sortant, et c’est le coffre fragile de votre vie.
ll y a une montre, peut- être un photo d’identité, une bague, un téléphone. Si vous êtes mort, ils le donnent à ta famille, qui repart avec. Il n’y a pas tout dedans, mais c’est une poche de tissu comme un suaire. Et puis, à la fin de l’exposition, j’ai mis les sacs de couchage pour les tout petits bébés, et les chemises qu’on leur mettait dans un hôpital suédois. Je les ai décousus, aplatis et recousus, ça fait comme un grand tissu de la vie. C’est pas obligé de penser tout le temps au textile, mais tu vois bien que c’est toute la vie que tu es en contact avec ! (…) ”
“Quand on tisse, c’est comme quand on parle, comme quand tu croise les dix doigts de la main, si tu as une base solide pour construire, vous pouvez aller d’une petite cabane jusqu’au gratte -ciel. “
Et encore, encore
Alors je creusais, moi. Je lisais les visages qui se détournaient dans la rue. Le «qu’en-dira-t-on» comme la pire loi de la jungle, les volets que l’on ferme, les maisons dont, un jour, on ne franchit plus le seuil. La honte était un trop petit mot pour dire le sort que l’on avait réservé à ces femmes et à leur famille. Nés hors mariage, les batards formaient avec leur mère un couple que l’on ne devait pas voir. Quand elles ne se résolvaient pas à les abandonner, elles vivaient cachées, ou quittaient leur ville ou leur village, elles survivaient comme elles le pouvaient.
C’est étrange, ce sentiment qu’il fallait toujours assister un peu pour savoir.
Nous avions soudainement le temps et tante F. disait, les deux mains dans les fils orange et beiges: «Il y a encore des endroits où ça se noue. Je pensais qu’on y arriverait plus vite, mais c’est agaçant, tu crois que ça y est, et tout d’un coup, tu trouves de nouveaux nœuds! Parfois je pourrais tout casser. Juste parce que cela me résiste. Dans ce cas, je m’adresse directement à la chose et je lui dis, je lui parle toute seule, à la chose je lui dis: Toi, petit objet qui n’a pas de cerveau, tu me résistes? Mais tu ne vas pas me résister longtemps. “».
Et, encore, encore, encore
Aux femmes, malgré leur corps, malgré l’évidence de ce corps traversé par un autre, malgré cela, aux femmes, sans le mariage, on avait retiré le pouvoir d’être mère de fait.
(…) On a toutes, dans notre généalogie, des femmes qui, pour sortir de leur condition crasse, ont cousu, à la fois pour survivre et aussi pour créer du beau. D’ailleurs il ne faut jamais oublier cette dimension, elles créaient du beau. Vous, en écrivant, vous continuez, petit point par petit point, d’accord, mais un roman, ça permet de tirer le fil qu’on a choisi, on n’est jamais réductible à ça. Vous êtes aussi, nous sommes aussi et surtout une multitude d’autres choses.» Nicole Pellegrin
Elle était psychiatre dans une maternité à Saint-Denis, et ce rire, disait-elle, «je l’entends parfois. Au cours d’une séance, quelque chose se dit, les femmes entendent, reconnaissent leur désir, et surgit, comme ça, un rire, qu’elles voudraient contenir. Mais c’est un débordement, c’est un rire qui témoigne d’une jubilation. En même temps, il dit leur timidité face à la possibilité qu’arrive ce qu’elles espèrent, ce qu’elles désirent si ardemment et qui était jusque-là entravé, interdit, impossible. (…).
Ici en bref



Du côté des critiques
Du côté des autres blogs
Questions pratiques
Marie Richeux – Sages Femmes
Éditeur : Sabine Wespieser Editeur
Twitter : @wespieser Instagram : @sabinewespieserediteur
Parution : 26 août 2021
EAN : 9782848054148
Lecture : Juillet 2022
Je n’aime pas trop son émission de radio sur France Culture, mais ce que tu dis de ce roman pourrait me plaire.
Du coup, j’ai réécouter une de ses émissions Pas la peine de crier de 2014. J’amie bien sa voix 🙂
Merci pour cette découverte. Je le note.
J’espère qu’il saura vous conquérir 🙂
Bonjour Matatoune. Ce livre semble original, mêlant tissage et générations. Je li lirai si j’en ai l’occasion. Bonne journée
Comme il est sorti depuis un an, je pense qu’il doit déjà se trouver en Médiathèque. mais, son style est particulier .. A voir, selon chacun, si cela plaît ! Bonne journée !
J’aime bien l’idée du tissage entre les générations et les expositions imaginaires.
Oui, c’est un thème repris beaucoup, en généalogie, en art et ici en littérature. Marie Richeux livre ses réflexions avec son style particulier, foisonnant, un peu brouillon mais recherché et jamais, pour moi, mal à propos.
Ce livre a l air vraiment intéressant, je le note. Bonne semaine
Oui, je l’ai trouvé très intéressant comme le cheminement d’une réflexion sur ce thème des filles-mères mais pas que …Bonne journée !