Laurent Gaudé – Terrasses

ou Notre baiser si longtemps retardé

vagabondageautourdesoi.com - Laurent Gaudé -

Mon libraire préféré m’avait susurré que je ne pouvais passer à  côté du dernier Laurent Gaudé. Mais, attention, m’avait-il dit, pour le lire, il faut choisir un jour de grand soleil avec à son côté, un verre de Mojito ! Ce à quoi, voulant faire ma maligne, j’avais répondu que la bouteille serait peut-être la bienvenue !

Rentrée chez moi, il faisait beau avec du temps devant moi. Mais trop tôt, quand même, pour le Mojito. J’ai ouvert le livre Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé. Je l’ai refermé lorsqu’il fut fini, le cœur ému mais fier que Laurent Gaudé ait mis en mots, de si belle manière, cet événement qui restera gravé à jamais dans nos mémoires.

Vie ordinaire

Ce n’est pas une énième analyse, observation ou explication des attentats du 13 novembre 2015. Laurent Gaudé choisit de mettre en scène des instants de vie le jour même et la nuit qui a suivi les meurtres. Son théâtre de personnages, si justement croqués, s’anime au fil des heures, de l’inconscience bienheureuse à la reconnaissance de la peur.

« Bientôt, nous oublierons parce que tout ce qui précède va être avalé par ce qui vient.« 

À partir de moments simples, ordinaires, noyés dans le quotidien, ses personnages deviennent héros et martyrs au fil des heures. Certains ne se relèvent plus, laissant leurs proches à jamais orphelins. D’autres, atteints à vie, doivent surmonter le souvenir des heures de cauchemars pour essayer de continuer à vivre. Et, puis, il a tous ceux, professionnels ou simples passants, investis, malgré l’horreur dans le sauvetage,

La puissance narrative est si juste que chacun peut se retrouver dans ces saynètes à un moment ou à un autre. La vie y pulse par de grandes bouffées d’émotions. Au-delà des faits, Laurent Gaudé choisit d’exposer des ressentis, racontant des bribes, comme des photographies prises sur le vif.

Et continuer !

La puissance du texte met en valeur sa qualité littéraire ! Même s’il décrit le chaos, les larmes, l’inquiétude et la souffrance, Laurent Gaudé y oppose la vie, le désir, l’amour, la joie, le courage, l’empathie et tant d’autres choses encore ! Tout ce que les meurtriers n’avaient plus.

« Le monde hurle face à eux. Tout le monde s’écarte, court se mettre à l’abri. Comme c’est jouissif. Sous leurs pieds, même le trottoir gémit.« 

L’écrivain forme ainsi une chaîne à opposer à toutes leurs barbaries, comme des mailles nouées autour des valeurs de solidarité et d’empathie. Des petits gestes à la colonne du Raid, du premier urgentiste obligé de trier les blessés, du pompier d’à peine vingt ans, c’est l’humanité de notre monde que Laurent Gaudé célèbre comme un hommage à la vie.

Rien n’est occulté. Ni les grandeurs, ni les bassesses. Ni surtout les souffrances. Mais ce récit, Terrasses ou Notre baiser si longtemps retardé, transmet ce dont chacun des tueurs voulait nous priver : la joie, le désir, l’envie d’être ensemble, le partage, l’insouciance, et tout simplement, notre faculté à être heureux. Leur projet était de nous inculquer la peur, de nous prendre notre liberté, de faire cesser notre insouciance. Certes, nous cherchons les issues de secours, mais nous continuons à fréquenter les terrasses !

Alors, le mojito est bien à déguster pour célébrer la vie, accompagnant, pourquoi pas, la lecture de Terrasses ou Notre baiser si longtemps retardé ! Laurent Gaudé choisit de faire revivre notre traumatisme des attentats du 13 novembre 2015 pour opposer à la barbarie, la puissance de la vie ! Magistral !

Pour aller plus loin

Laurent Gaudé – Chien 51

Laurent Gaudé – Paris, mille vies

Puis quelques extraits

Nous nous levons, sans imaginer qu’ils se lèvent eux aussi, dans d’autres lieux de la ville, ils prennent un café eux aussi, en mangeant peut-être, comme nous, des tartines. Nous n’y pensons pas. Comment pourrions-nous imaginer ? Nous ne savons rien d’eux, ni de nous. À cette heure, nous sommes inconnus les uns des autres. Personne n’a de nom. Seul le malheur en donnera un à certains d’entre nous, bien plus tard, lorsqu’il faudra établir des listes.

Bientôt, nous oublierons parce que tout ce qui précède va être avalé par ce qui vient.

Plaisir d’emprunter des chemins de lenteur qui sont des détours de pudeur et d’amour mêlés.

Nous ne comprenons pas parce que la mort n’est jamais aussi difficile à reconnaître que lorsqu’elle se montre nue.

Et encore,

Personne d’entre nous n’a jamais vu un meurtre.

Le monde hurle face à eux. Tout le monde s’écarte, court se mettre à l’abri. Comme c’est jouissif. Sous leurs pieds, même le trottoir gémit.

Personne ne peut dire avec précision ce qu’il se passe mais plus personne ne peut nier qu’il se passe quelque chose.

Nous réalisons tous que celle qui me parle est dans la salle, et alors nous pouvons affirmer que nous y sommes, nous aussi par ce petit filet de voix ténue qui nous appelle nous supplie de venir, nous y sommes, dans la salle avec elle, à l’autre bout de sa voix. Elle nous y fait entrer avec sa peur et alors je parle, je ne peux plus la laisser. C’est comme de lui tenir la main. Il n’y a plus de protocoles, de questions imposées, ou en tout cas, je ne les connais plus et personne autour de moi ne me les rappelle. Il y a ce lien qu’il ne faut pas rompre, Mais soudain tout se suspend j’entends le tir.

Toute ma vie pour être le médecin qui secourt sans avoir le temps de soigner, le médecin qui dessine d’un chiffre sur le front le destin des victimes, le médecin qui sera désormais mangé par l’incertitude, la hantise de s’être trompé, le souvenir d’un corps qu’on a d’abord vu vivant puis mort lorsqu’on est repassé, toute ma vie, pour arriver à cette journée, courte au regard du nombre de jours que j’ai vécu, et qui durera une éternité, je le sais, et jusqu’au bout, en moi, le doute embrassera la fierté.

Et encore, encore,

Ils nous ont tués comme du bétail. Ils ont piétiné nos vies avec morgue. Qu’avons-nous eu à opposer à leur sauvagerie ? Ces gestes, petits gestes d’humanité.

Il faut que tu me promettes que nous danserons encore, toi et moi, ici ou dans la mort, que tu me promettes qu’il nous reste un baiser à nous donner.

Il n’y plus rien sans tes bras autour de moi.

Chacun d’entre nous se sentira abîmé, même s’il n’a pas été blessé.

Ici en bref

D'habitude, je ne partage pas mes lectures lorsqu'elles ne m'ont pas plue ! Mais, là, c'est le livre qui se vend à plus
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Incipit
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Un extrait
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Puis le dernier

Questions pratiques

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Laurent Gaudé – Terrasses

ou Notre baiser si longtemps retardé

Éditeur : Actes sud

X : @ActesSud Instagram : @actessud

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Parution : 10 avril 2024

EAN : 9782330189143

Lecture : Avril 2024

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24 commentaires

    • Certes, mais en secondes mains, il est moins cher ! En tout cas, pour moi, une vision du traumatisme collectif vécu qui correspond à mon attente de cet écrivain que j’apprécie beaucoup.

  1. Je crois qu’écrit par un autre je ne l’aurais pas lu. Mais je suis particulièrement sensible à la pudeur et au talent de Laurent Gaudé.
    Je referme le livre et j’ai froid. La nuit descend et le souvenir d’une autre nuit interminable me remonte à la mémoire. Nous étions en we dans la Baie de Somme mais Guillaume était à Paris. C’est son « je vais bien » qui nous a appris l’horreur. Ensuite nous avons attendu des nouvelles de tous ses amis, tous parisiens et habitués des lieux. Impossible d’oublier.
    Laurent Gaudé a choisi un angle d’écriture intéressant. Je, nous… nous mettent au coeur du drame, des actions à mener sans atermoiements, de la vie plus forte que la barbarie. C’est incroyablement fort. Bouleversant.

    • Je crois que nous avons tous des récits de cette nature . Et le  » nous étions à deux pas » , reste dans les mémoires ! Je me rappelle le lendemain, plus un bruit dans les rues et impossible de faire quelque chose.
      Laurent Gaudé écrit, tu as raison, avec pudeur et chaleur !
      Ta belle chronique est à lire ici :
      parisannemusarde.overblig.com

    • Il faut à mon humble avis le lire ! C’est un hommage à la vie malgré la barbarie !

    • Oui, ses » terrasses » sont pour moi un indispensable de cet écrivain ! Il rassemble tout ce qu’on aime de son style et sa façon d’écrire. Merci d’être passé ici. Bonne continuation 😉

  2. En ce temps où on ne parle que de guerre et de préparation à la guerre, je n’ai pas forcément envie de me pencher sur un attentat. J’ai lu que les tensions au Moyen orient rendent très probables des attentats jihadistes en Europe. Bonne semaine malgré toutes ces mauvaises nouvelles

    • C’est vrai ! Tu as certainement raison. Mais, justement, le style de Laurent Gaudé célèbre la vie contre la barbarie .
      Bonne journée 😉

  3. Ton ressentis donne vraiment envie de le lire même si le sujet lui ne donne pas envie de se replonger dans cette horreur. Merci bisous bon weekend

  4. Je n’ai pas encore vu de film ou lu de livre que le sujet, à part la série En thérapie. Je crains le trop-plein d’émotions, mais je note que l’appétit de vivre domine ici, ça l’inviterai sans doute à me lancer dans cette lecture.

    • Des émotions, évidemment il y en a. Mais les mots sont là pour dépasser les traumatismes subis par tous !
      Mais, j’ai suivi le procès avec précisions et j’ai lu bcp sur ce sujet. Je ne peux savoir comment tu réagiras… mais, il me semble que Laurent Gaudé veut célébrer la vie, ce choix libre contre la barbarie !

  5. De moi-même, je ne me serais jamais tournée vers un sujet aussi difficile mais ton avis est tellement fort et émouvant que je note ce roman qu’on semble longtemps garder en tête.

    • Je n’ai pas trop accroché au suivi  » journalistique » d’Emmanuel Carrière. D’ailleurs je ne l’ai pas chroniqué ici.
      Ici, c’est une œuvre de littérature. Et losqu’on connaît son style, on n’est pas surpris ! 😉

  6. Très belle chronique ! Et bizarrement j’ai acheté ce livre cet après-midi au festival du livre de Paris… avant de t’avoir lue. Je suis d’autant plus satisfaite de mon achat !
    Merci

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