@vagabondageautourdesoi

Emmanuel Carrère – Yoga

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Rentrée littéraire 2020

Impossible pour moi de découvrir Yoga d’Emmanuel Carrère après l’expérience de son dernier livre, « Le Royaume ». Trop introspectif et papillonnant, je m’y étais perdue. Mais, là, le yoga et la dépression m’attiraient irrémédiablement. Alors, pour y répondre, j’ai tenté l’expérience du livre audio. Et, c’est la voix de Thibault de Montalembert qui a donné vie aux mots de l’auteur.

Ashtanga, zafu, taï-chi sur la montagne, Vipassana, méditation et vrittis (ces mouvements de la pensée qu’il faudrait laisser filer), ce livre commence par une présentation de la pratique du Yoga, vécu par Emmanuel Carrère.

Une retraite de dix jours près de Vézelay dans le Morvan qui ressemble à un camp d’entrainement type Corée du Nord mais à indication introspection : enseignement, conférence quotidienne, pratique de la méditation toute la journée avec une alimentation insuffisante recherchée pour purifier autant le corps que l’esprit. Emmanuel Carrère a choisi ce stage pour se donner le temps d’écrire Yoga.

Personne ne devait arrêter avant la fin de ce stage, c’était dans le contrat signé entre l’organisateur et les participants !  Seulement, Emmanuel Carrère ne fait jamais ce qu’on attend de lui. Et, il est exfiltré car son ami, Bernard Maris, est mort dans cet attentat dont le procès a lieu en ce moment. Ce sont les souvenirs du quotidien de cette voix connue  qui émeuvent.

Après l’enterrement et son hommage, le récit prend une autre dimension en décrivant cette dépression sévère qui va le conduire en hôpital psychiatrique et qui va changer sa vie après.

Depuis toujours, Emmanuel Carrère raconte son état dépressif, ses changements d’humeur, ses moments où il sait s’exalter et faire partager son enthousiasme, ses digressions culturelles, ses réflexions sur le sens de la vie.

Seulement dans Yoga, c’est le diagnostic qu’il livre : Bipolarité de type II.  Comme traitement, la famille doit choisir entre ECT (électrodes) ou la mort ou encore ECT ou l’Irak ! Emmanuel Carrère insiste sur l’urgence de l’intervention médicale.

Yoga décrit avec pudeur la souffrance qui assaille. Il ne semble pas avoir de mots pour décrire cet état, même si l’auteur s’y connait en manipulation de mots : « Horreur innommable ». « Inqualifiable ». Et même, « immémoriale », mot inventé qui ne peut rendre compte de la réalité, précise-t-il !

Par une pirouette ou une anecdote, le lecteur oublie l’enfer décrit.  Pourtant, rien n’est épargné :  la description des différentes phases du traitement aux ECT et l’évolution de ses effets, les pertes de mémoire, les maux de tête, etc.

Puis, la stabilisation avec ce médicament, le lithium. Du coup, Emmanuel Carrère ne peut s’empêcher de faire sourire en disant que son cerveau manquait de sel !

Il repasse son œuvre à la lumière de ce diagnostic. Il raconte aussi comment Mélanie Garbot doit, elle aussi, avant de se lever chaque matin, retrouver son nom et rassembler tous les éléments de sa vie suite à son accident. Il confie tellement et tellement pour décrire ce malaise qu’il est impossible d’ici le résumer.

Le récit se poursuit avec la description des quelques mois passés dans une île grecque.  Cette phase de manie, rabotée par le traitement, conte son action auprès d’enfants migrants avec son amie Errica. Puis se termine par l’éloge de son éditeur décédé.

Loin de l’état de dépression ressentie aux changements de saisons et vanté par des journalistes en mal de sensationnel comme de la bipolarité, Emmanuel Carrère nous parle de vraie maladie, de celle dont la littérature tarde à nous présenter l’indicible souffrance. Il ose décrire la maladie mentale, « ses chiens noirs », selon Churchill, rappelés dans Yoga.

Emmanuel Carrère raconte avec Yoga les quatre dernières années de sa vie bouleversées par un diagnostic particulier. Le récit s’intercale entre yin et yang  avec un regard souvent décalé où l’ironie allège et avec une tendresse sur la vie qui bouleverse. C’est souvent drôle, optimiste et féru de références culturelles. Un excellent récit à découvrir !

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Ce mal dont je suis atteint, à défaut d’en guérir je peux le décrire.

On est deux dans le même homme, et ces deux là sont des ennemis.

Tu n’es pas juste venu prendre notre malheur, tu as raconté aussi le tien.

On reconnait le fou à ce qu’au lieu de prendre la porte, il est emporté.

La joie pure est aussi vraie que l’ombre.

(Le lithium). Il rend mes hauts moins hauts et mes bas, moins bas.

Je répète : la méditation, c’est tout ce qui se passe en soi pendant le temps où on est assis, immobile, silencieux. L’ennui, c’est la méditation. Les douleurs aux genoux, au dos, à la nuque, c’est la méditation. Les pensées parasites, c’est la méditation. Les gargouillis dans le ventre, c’est la méditation. L’impression de perdre son temps à faire un truc de spiritualité bidon, c’est la méditation. Le coup de téléphone qu’on prépare mentalement et l’envie de se lever pour le passer, c’est la méditation. La résistance à cette envie, c’est la méditation – mais pas y céder, quand même. C’est tout. Rien de plus. Tout ce qui est en plus est en trop.

J’ai tendance à penser qu’on fait toujours œuvre utile et bienfaisante en faisant état de sa propre misère, parce que nous avons tous en commun d’être absolument misérables. On boîte tous.

le malheur névrotique, c’ est celui qu’ on se fabrique soi-même, sous une forme affreusement répétitive, le malheur ordinaire celui que vous réserve la vie sous des formes aussi diverses qu’ imprévisibles. Vous avez un cancer ou, pire encore, un de vos enfants à un cancer, vous perdez votre travail et tombez dans la misère : malheur ordinaire. Pour ma part, j’ ai été épargné par le malheur ordinaire : pas de grand deuil encore, pas de problèmes de santé ni d’ argent, des enfants qui font leur chemin, et j’ai le rare privilège de faire un métier que j’ aime. Pour ce qui est du malheur névrotique, par contre, je ne crains personne. Sans me vanter, je suis exceptionnellement doué pour faire d’ une vie qui aurait tout pour être heureuse un véritable enfer, et je ne laisserai personne parler de cet enfer-là à la légère : Il est réel, terriblement réel. »

Un après-midi, je me promène dans cette ville dans la ville qu’est Sainte-Anne. Je ne sais pas si on peut appeler se promener une aussi atroce déambulation, mais enfin mes pas m’ont mené jusqu’à un quartier où se croisent des allées portant les noms d’artistes atteints au casque : Utrillo, Van Gogh, Ravel – je me dis : ils charrient, pourquoi Ravel ? Il était névrosé mais pas fou.

C’est le propre de la dépression : on ne peut pas croire qu’un jour on ira mieux.

L’écriture, c’est le lieu de la vérité. La littérature est le lieu où on ne ment pas, c’est l’impératif absolu.

Personne n’a pu se reposer en toute confiance dans mon amour et je ne me reposerai, à la fin, dans l’amour de personne.

« Rends-toi, mon cœur, écrit Michaux, nous avons assez lutté. Et que ma vie s’arrête. On n’a pas été des lâches. On a fait ce qu’on a pu. » Ça oui, on a fait ce qu’on a pu, et on ne peut pas dire qu’il ait servi à grand-chose, le long et inégal combat, mais j’ai tout de même conscience que quand je pense cela ce sont les pensées de la nuit, les pensées de la folie et de la maladie, et que ce ne sont pas toujours mes pensées.

Je répète : la méditation, c’est tout ce qui se passe en soi pendant le temps où on est assis, immobile, silencieux. L’ennui, c’est la méditation. Les douleurs aux genoux, au dos, à la nuque, c’est la méditation. Les pensées parasites, c’est la méditation. Les gargouillis dans le ventre, c’est la méditation. L’impression de perdre son temps à faire un truc de spiritualité bidon, c’est la méditation. Le coup de téléphone qu’on prépare mentalement et l’envie de se lever pour le passer, c’est la méditation. La résistance à cette envie, c’est la méditation – mais pas y céder, quand même. C’est tout. Rien de plus. Tout ce qui est en plus est en trop.

D'habitude, je ne partage pas mes lectures lorsqu'elles ne m'ont pas plue ! Mais, là, c'est le livre qui se vend à plus

Emmanuel Carrère travaille sa mémoire en apprenant des poèmes et il raconte que celui-ci l’a souvent apaisé.

 

Yoga- Emmanuel Carrère

Éditeur : P.O.L

Parution : 10 septembre 2020

EAN : 9782818051382  

Lecture : Septembre 2020

Littérature contemporaine 2020

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Sens critique

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18 commentaires

    • J’ai eu bcp de plaisir à découvrir ses mots avec la voix de Thibault de Montalembert . Je lirai ta chronique avec plaisir !

  1. j’ai « Le royaume » qui me nargue dans ma bibliothèque et tente de me rappeler qu’il est là depuis la sortie en librairie…
    j’aime bien l’entendre parler de ses livres ou de sa bipolarité et adepte de la méditation celui-ci me tente…
    un de plus 🙂

    • Moi c’était pénible Le royaume, par contre là, en livre audio à écouter dans le jardin ou en repassant, c’était quelque fois jubilatoire 🙂

  2. Bonjour Matatoune. De lui j’ai lu « L’adversaire » et « D’autres vies que la mienne », appréciés, mais celui-ci ne me tente pas. Bonne journée

    • Oh, il est de la même veine que les autres. Rien de nouveau dans son style, par contre c’est vrai le sujet est un peu rude mais tu verras avec les autres chroniques, ça passe bien. Bonne soirée

    • Oh non, on retrouve ce ton très décalé et surtout son optimisme est toujours présent !

  3. Coucou
    Un livre que je vais fuir à toutes jambes, sinon je vais me croire au travail et ça va me déprimer pour le coup ! Par contre j’avais bien aimé Le royaume..
    Bonne soirée

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