La nature exposée – Erri De Luca

vagabondageautourdesoi-errideluca-wordpress-12_12_30_ProDésolée, je ne connaissais pas cet auteur! J’avais dit le contraire à mon Évelyne bien aimée, un lendemain de fêtes lorsque les vapeurs de champagne imbibaient encore mes neurones. J’avais confondu entre deux napolitains!

Petit roman de plus de 150 pages, « la nature exposée » devait se découvrir rapidement. Mais il n’en a rien été tant il était délicieux de laisser une phrase cheminée dans mon esprit pour s’y loger ou pas.

Car, Erri De Luca nous livre une fiction sur l’Art, les migrations, les trois religions du Livre et tant d’autres choses encore.

L’Art, puisqu’il est question de répondre à une commande en redonnant un sexe à une statue de Christ crucifié appartenant à une petite église catholique pour laquelle le sculpteur avait du réaliser, à la dernière minute, un drapé pour cacher juste la nature avant son inauguration, afin de répondre à de nouveaux impératifs religieux.

Pour ce travail particulier sera choisi le narrateur qui se revendique artisan et non artiste et ne souhaite pas que son nom dénature l’œuvre première.

La réflexion sur l’Art irradie la fiction. Mais, qu’est-ce que c’est? Est-ce cette émotion qui fait qu’on se met à réchauffer les pieds de pierre d’une statue tant l’émotion provoquée étreint? Est-ce que c’est éprouver un sentiment produit par une image, une sculpture, un écrit et le vivre brutalement par son corps ? Et, pour l’auteur, est-ce ressentir la douleur d’un autre en se faisant circoncire pour reproduire l’instant où la jouissance se  libère et pouvoir la transmettre ?

« La nature exposée » décrit la vie d’un passeur : passeur de migrants dans la montagne, passeur de vie dans son travail, passeur de paix entre les religions. Mais, avant de devenir Dieu, le crucifié est homme. Et, notre passeur devient passeur d’humanités puisqu’il s’agit de rappeler la jouissance et la souffrance par cet homme sur la croix et aussi passeur de fraternités  puisqu’il s’agit de les lier entre eux !

Le trait d’union est omniprésent entre les trois religions puisque un prêtre soutenu par son évêque, un rabbin et un ouvrier, ancien migrant, de confession musulmane vont faire renaître l’œuvre : l’un en donnant la matière, l’autre en faisant commande et le dernier en décryptant les messages semés comme des petits cailloux du conte pour accomplir « la nature exposée ».

La métaphore du jumeau m’a interrogée. Ce double qui est mort à 6 ans et qui vient de temps en temps compléter harmonieusement une double page de son écriture miroir ou rappeler à l’artisan de garder simplicité et doute à l’orgueilleux qui sommeille en chacun! Erri De Luca laisse ouverte la réponse!

Le style est dépouillé avec des phrases nettes. Chaque mot semble trié et trituré. Le « je » est omniprésent. Le récit est vivant, descriptif et imagé. C’est très aisé d’accès mais ça chemine lentement…

Ce livre, paru il y a presque un an, laisse une empreinte lumineuse tant il nous renvoie dans notre être pour une réflexion inépuisée sur nos choix, nos doutes et nos partages.  Un bien beau moment de lecture!

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C’est l’effet que doit produire l’art : il dépasse l’expérience personnelle, il fait atteindre les limites au corps, aux nerfs, au sang. Devant ce moribond nu, mes entrailles sont émues. Je sens un vide dans ma poitrine, une tendresse confuse, un spasme de compassion. J’ai mis la main sur ses pieds pour les réchauffer.

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Il s’agit de réparer un bout d’anatomie, sans la valeur du plaisir.

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L’ébauche d’érection est le détail le plus émouvant de toutes les images chrétiennes, le jaillissement de vie qui s’oppose. Le sculpteur n’a rien fait d’autre ensuite, on l’a retrouvé mort de froid en montagne, à moitié nu. À haute altitude, pas chez nous, un alpiniste atteint d’œdème cérébral commence à se déshabiller même dans une tempête. Il croit qu’il fait chaud.

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Ceux qui n’ont pas l’habitude d’aller en montagne se chargent de poids inutiles.
Je pense aux bagages de traversées : leur poids est tout l’opposé, il contient le double concentré de la vie en voyage.

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C’est une ville de corps qui bougent au rythme d’une danse. La densité de ses habitants est si forte qu’ils ont appris un rythme pour se déplacer. Quand on les voit, on comprend qu’ils suivent une onde sonore, un mécanisme musical qui se déclenche au contact du trottoir.

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Dans le bureau du rabbin qui dit au sculpteur :
« Être condamnés à mort nus. Tel fut le sort de mon peuple au siècle passé, dans le désert d’Europe. Dévêtus avant d’être tués : les assassins répétaient en automates les préparatifs de la crucifixion d’un juif. »
Troublé par ces informations, je me cogne à une pile de livres qui s’écroulent par terre. Je suis confus, je les ramasse, je m’excuse. Il m’aide en disant de ne pas m’inquiéter pour les livres.
« Ils ne sont pas fragiles, ils résistent mieux que nous à l’usure, au gel, aux exils et aux naufrages. Leur prodige est de savoir prendre le temps de celui qui lit. On ouvre Homère et on le trouve à côté de soi. On le ferme et il s’en retourne dans ses siècles. »

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Bien que je sache qu’il y a un malheur en vue, le seul fait d’être attachés à la même corde le donne l’illusion d’une entente entre nous deux. C’est une erreur mais je n’arrive pas à vouloir du mal à cette femme qui est en train de me trahir.

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Notre village n’est pas un village pour les femmes. Elles sont parties en ville, mariées ou non. Elles ont par tradition une beauté de croisement avec des gens de passage. Elles ont une caravane dans le sang. Les hommes restent, ici chez nous le monde vit avec cette inversion et il s’en porte bien. Nous sommes restés un pays d’hommes et de bêtes.

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Celui qui meurt ne se sent pas mourir lui-même : il sent mourir le monde, les personnes tout autour, les jours, les nuits, les planètes, les mers. Celui qui meurt sent s’éteindre l’univers hors de lui. C’est la miséricorde offerte à chaque mort qui dissout le désespoir dans l’immensité de toutes les extinctions.

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 » Plus qu’un artiste, tu es un créateur.Quelqu’un qui force les limites en s’écorchant les mains pour ouvrir un nouveau passage. »

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Je fais prendre l’air aussi à mes bouquins, je les offre en lecture, je fais office de bibliothèque municipale qui n’existe pas. Les livres m’ont servi à connaître le monde, la diversité des personnes qui sont rares dans le coin. Compacts contre la paroi au nord, ils gardent la maison au chaud.

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Leur prodige [en parlant des livres] est de savoir prendre le temps de celui qui lit. On ouvre Homère et on le trouve à côté de soi. On le referme et il s’en retourne dans ses siècles.

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On les appelle des mineurs, on les traite comme des objets trouvés.

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Il existe une économie de la gratuité, quelque chose en échange de rien, mais comme symbole de beaucoup.

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Mon sac à dos a laissé son poids sur mes vertèbres, mes mains ont les entailles de la fissure escaladée la veille. Elles disparaîtront vite, le corps fait comme la neige, il efface les traces.

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Ils [les livres] ne sont pas fragiles, ils se laissent maltraiter. Ils résistent mieux que nous à l’usure, au gel, aux exils et aux naufrages. Leur prodige est de savoir prendre le temps de celui qui lit.

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Notre village n’est pas un village pour les femmes. Elles sont parties en ville, mariées ou non. Elles ont par tradition une beauté de croisement avec des gens de passage. Elles ont une caravane dans le sang. Les hommes restent, ici chez nous le monde vit avec cette inversion et il s’en porte bien. Nous sommes restés un pays d’hommes et de bêtes.

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Dans les jardins, la floraison des mimosas explose. Leur jaune claque face au gris des nuages et brille plus qu’en plein soleil. Il déconcerte le nez qui sent aussi une odeur de vanille. En montagne, pendant l’orage, l’air grésille de rouille et le sol se prépare au choc de la foudre. La terre est un organisme vivant, c’est toute la foi qu’il m’est possible.

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De Aminicis m’attendrit avec son voyage des Apennins aux Andes. Je pleure au cinéma aussi,et pas devant celui qui le dit Düsseldorf. Qu’a de moins puissant la réalité par rapport à la fiction ?

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Il y a plus de cinquante ans : sa pensée me tient compagnie. Il était courageux sans ostentation,il grimpait dans les arbres, il plongeait dans l’eau glacée.Encore maintenant, je le considère comme mon frère aîné. Je pense à lui dans mes décisions,je l’interroge. Il a droit au dernier mot. Je ne suis pas sûr de reconnaître ce mot, il me suffit de penser que c’est le sien.
Il était gaucher,moi non. En mémoire de lui, j’ai voulu apprendre à me servir aussi de ma main gauche. Sur mon cahier, j’écris une page avec la mienne et une autre avec la sienne. À table, je change les couverts de place. Ainsi nos mains restent jumelles.

babelio

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