L’art de perdre – Alice Zeniter –

@vagabondageautourdesoi

La lecture de ce livre est une rencontre intense, riche et nécessaire avec l’histoire proche puisqu’il relate sur trois générations le rapport d’une famille kabyle avec la France.

La première est celle d’Ali devenu héros lors d’une bataille de l’armée française, puis producteur prospère d’olives par un coup du hasard. Mais, lors de la guerre d’indépendance, il choisit la France. Du coup, à son  arrivée, c’est le déclassement, la vie en bidonville notamment dans le camp de Riversaltes.  L’absence de mots sur le passé, la filiation et les raisons de son choix rendront à jamais Ali muet sur sa propre vie. « Un ordre s’est reconstruit, un ordre qu’il peut espérer pérenne et tant pis s’il s’est retrouvé au bas de l’échelle : la durée lui permet au moins d’entrevoir que ses enfants peuvent avoir un avenir. Pour ne pas troubler la structure, il s’oublie lui-même. C’est une tentative douloureuse et complexe, parfois son orgueil et sa colère remontent. Mais la plupart du temps, il répète les gestes, accomplit les actions, parle de moins en moins. Il se tient dans la place minuscule qui lui est désormais impartie. « 

La seconde, c’est celle d’Hamid, fils aîné d’Ali. Il a connu l’Algérie, colonie française, son insouciance, sa beauté et la montée du F.L.N. Puis, sa vie devient exil, illettrisme et pauvreté lorsque sa famille arrive en France. L’envie à tout prix de s’en sortir, de devenir quelqu’un lui permet de tout faire pour oublier le temps d’avant, de celui de la boue et de la saleté des camps, forçant son intégration grâce à l’école républicaine.  » L’école est supposée leur apporter à tous, au terme d’années qui paraissaient interminables aux petits, une vie meilleure, un statut social appréciable et un appartement hors de la cité. L’école a remplacé les oliviers porteurs de toutes les promesses. L’école est la continuation statique de leur voyage, elle les élèvera au- dessus de la misère. » Il change de statut social et épouse une bourguignonne. Là encore, le silence vient murer le vécu de la honte dans une zone enfouie à jamais. Aucun mot ne sera dit pour donner du sens à l’expérience et à ce qu’on est, a été et sera!

La troisième, celle de Naïma, fille d’Hamid et donc petite fille d’Ali prend conscience de son histoire particulière lors des assassinats effectués par Mohamed Merad (actuellement le procès du frère a lieu). Étant française, ce sont les événements et son retentissement au sein de la communauté musulmane qui l’obligent à s’interroger sur sa particularité, son origine kabyle et du coup, à essayer de mettre en mots, sans l’aide de sa famille, sa propre histoire. Et, c’est le récit de ce cheminement que ce roman nous raconte.

Alice Zeniter a beaucoup de talent et d’intelligence. Plantée au cœur de la honte que représente cette fameuse guerre d’Algérie, après ce passé colonial, les barbouzes de l’OAS, son histoire nous plonge de l’autre côté, de ceux qui ont cru en la France au point de quitter leur pays, de tout abandonner, adhérant à ses valeurs républicaines pour accepter l’inacceptable. Son intégration dépend du renoncement des générations précédentes mais aussi de la reconnaissance de ce renoncement. « C’est pour cela aussi que la fiction tout comme les recherches sont nécessaires parce-qu’elles sont tout ce qui reste pour combler les silences transmis entre les vignettes d’une génération à l’autre. « 

J’ai vraiment eu un vrai coup de cœur en découvrant ce roman et je pense que ses personnages resteront longtemps en mémoire pour comprendre notre monde. Est-ce vraiment un roman ou un récit d’histoires vraies ? Peu importe, puisque pour ma part, Ali, Hamid et Naïma sont réels et existent bel et bien. N’est-ce pas là le souhait de tout écrivain !

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« Ce sont des pays multiples qui s’entrechoquent en s’amalgamant dans les travaux de Lalla, ou peut-être justement n’est-ce qu’un pays unique. Ce que nous disent plus de cinquante ans de dessins et de peintures, c’est qu’un pays n’est jamais une seule chose à la foi : il est souvenirs tendres de l’enfance tout autant que guerre civile, il est peuple comme il est tribus, campagnes et villes, vagues d’immigration, et d’émigrations, il est son passé, son présent et son futur, il est ce qui est advenu et la somme de ses possibilités. »

« La plupart des choses que les femmes ne font pas dans ce pays ne leur sont même pas interdites. Elles ont juste acceptées l’idée qu’il ne fallait pas qu’elles les fassent. Tu as vu à Alger le nombre de terrasses où il n’y a que des hommes ? Ces bars ne sont pas interdits aux femmes, il n’y a rien pour le signaler et si j’y entre, le personnel ne me mettra pas dehors, pourtant aucune femme ne s’y installe. De même qu’aucune femme ne fume dans la rue – et ne parlons pas de l’alcool. Moi je dis que tant que la loi ne me défend pas les choses, je continuerai à les faire, dussé-je être la dernière Algérienne à boire une bière tête nue. « 

« On croit que la lumière permet de montrer, d’exposer crûment chaque détail. En réalité, à pleine puissance, elle cache aussi bien que l’ombre, sinon mieux. « 

« Plus tard, en grandissant, il complexifiera ce premier message qu’il n’a – de toute manière- jamais osé adresser à son père : Pourquoi est-ce que tu t’humilies? La politesse se rend. L’amitié se partage. On ne fait pas de sourires ni des courbettes à ceux qui ne nous disent même pas bonjour. « 

« ..et quelques souvenirs que son grand- père à conservé toute sa vie au fond de sa mémoire, cadavre si bien lesté de pierres qu’il ne pouvait plus remonter à la surface. »

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@vagabondageautourdesoi

babelioAvis publié le 4 octobre 2017

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Le poème

Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître,
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.Puis entraîne-toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, .noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.Poème de Elisabeth Bishop
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